La sortie du livre de Daniel Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler, a relancé la polémique entre ceux qui pensent que l'intention d'exterminer les Juifs étaient inscrite dès l'origine du nazisme et ceux qui pensent qu'il s'agit au contraire de la résultante d'un engrenage. L'universitaire américain Goldhagen est des premiers. Il va même plus loin en impliquant l'ensemble des Allemands dans le processus de "solution finale". A l'appui de cette thèse controversée, Goldhagen relate avec beaucoup de méticulosité les massacres commis par le 101e bataillon de police de l'Allemagne nazie en URSS. Si le systématisme n'échappe pas à son analyse, le récit des exactions de citoyens ordinaires en URSS rappelle que parmi les 5 millions de Juifs exterminés, 1,3 le furent lors de la campagne de Pologne et de Russie. Extraits :

En Pologne, 20 juin 1942. L'ordre de tuer des Juifs fut communiqué aux officiers pour la première fois par le chef du bataillon, le commandant Trapp, la veille du jour prévu pour le début des opérations. Il y a tout lieu de penser que les commandants de compagnie n'étaient pas censés en informer leurs hommes sur le champ. Le commandant Trapp réunit son bataillon, les hommes se rangeant en carré devant lui pour entendre son discours (...). Il nous annonça que, dans la localité qui s'étendait sous nos yeux, nous allions devoir fusiller une masse de gens, et il nous dit très clairement qu'il s'agissait de Juifs. (...). 

L'aube arriva, et les Allemands commencèrent la rafle dans le ghetto de Jozefow, par petits groupes de deux ou trois, maison par maison. Comme les autres, les hommes de la 3e compagnie avaient reçu instruction de leur chef " d'abattre sur place les malades, les bébés, les petits enfants et ceux des Juifs qui tenteraient de résister". Les Allemands firent preuve d'une brutalité incroyable, obéissant aux ordres sans la moindre inhibition, et tuant d'emblée ceux qui n'étaient pas en état de marcher, pour ne pas avoir à les transporter jusqu'au point de regroupement. "J'ai vu environ six cadavres de Juifs qui, selon les ordres, avaient été tués par des camarades dès qu'ils les avaient trouvés. Parmi eux, une vieille femme allongée morte dans son lit". A la fin de l'opération de ratissage, il y avait des cadavres de Juifs partout, "dans les cours devant les maisons, sur le pas des portes, et dans toutes les rues menant à la place du marché", a raconté un des Allemands. Un homme de la 3e compagnie évoquera ainsi l'ouvrage : "Je sais aussi que l'ordre avait été appliqué parce qu'en traversant le quartier juif pendant l'opération d'évacuation, j'ai vu des vieillards et des enfants morts. Je sais aussi que tous les malades de l'hôpital juif avaient été abattus par ceux qui ratissaient le quartier." (...)

Ils avaient tué des bébés. Aucun de ces Allemands n'a jugé approprié de raconter le détail de cette tuerie-là. Selon toute probabilité, le tueur abattait le bébé dans les bras de sa mère, et peut-être la mère aussi, pour faire bonne mesure ; ou bien encore, comme c'était l'habitude en ces temps-là, il l'attrapait par le pied et le brandissait à bout de bras avant de lui tirer un coup de pistolet. Et peut-être la mère était-elle là, horrifiée.

Ensuite, on laissait tomber le petit corps, comme un déchet, destiné à pourrir sur place. Une vie venait de s'éteindre (...). 

Avec le concours empressé de Polonais du coin, ces Allemands sondaient chaque mur, soulevaient chaque pierre : "Le quartier juif fut l'objet d'une nouvelle fouille. Plusieurs fois, avec l'aide de Polonais, on trouva de nombreux Juifs cachés dans des pièces ou des alcôves murées. Je me souviens qu'un Polonais attira mon attention sur une sorte d'espace mort entre les murs de deux pièces contiguës. Une autre fois, un Polonais me montra une cachette souterraine. Les Juifs trouvés dans des cachettes n'étaient pas tués sur place, comme les ordres le voulaient : je les faisais conduire sur la place du marché. "

Vient une marche dans le bois. Cette marche dans le bois était pour chaque tueur l'occasion de se laisser aller à des réflexions. Marchant à côté de sa victime, il ne pouvait que projeter sur cette forme humaine proche de lui ce qui lui venait à l'esprit. Certains de ces Allemands marchaient à côté d'un enfant. Il y a toute raison d'imaginer que chez eux, en Allemagne, ces hommes s'étaient promenés dans un bois avec leurs propres enfants à leurs côtés, des enfants allègres, toujours prompts à questionner. Quelles étaient leurs pensées, leurs émotions, à percevoir à côté d'eux la silhouette d'une petite fille de 8 ou 12 ans, où tout esprit non endoctriné aurait simplement vu une petite fille ? C'était un moment où chaque tueur avait une relation de personne à personne avec sa victime, avec la petite fille. (...) 

Voyait-il en elle une petite fille, et se demandait-il en lui-même pourquoi il allait tuer cette petite fille, cet être humain si délicat, qui, s'il avait vraiment vu en elle une simple petite fille, aurait éveillé à coup sûr de la compassion, un désir de la protéger ? Ou bien ne voyait-il en elle qu'une Juive, une toute jeune Juive, mais une Juive quand même ? Se demandait-il, incrédule, ce qui pouvait justifier qu'il tire sur une petite fille vulnérable et lui fasse éclater le crâne? Ou bien considérait-il que ses ordres étaient raisonnables, qu'il fallait écraser dans l'oeuf le "fléau" juif ? Cette "petite Juive", après tout, était une future mère de Juifs. (...)

La tuerie proprement dite fut quelque chose de terrifiant. Sa victime, dont il avait vu la tête à côté de la sienne pendant la traversée du bois, chaque Allemand l'avait maintenant devant lui, de dos, le visage contre le sol, et il devait viser la nuque, appuyer sur la gâchette, regarder (c'était parfois une petite fille) le corps tressauter puis retomber inerte. Les Allemands devaient se cuirasser contre les cris des victimes, les cris des femmes, les gémissements des enfants. A tirer de si près, ils étaient souvent aspergés de chair humaine. "Le coup frappait le crâne avec une telle violence que toute sa partie postérieure était arrachée et que du sang, des éclats d'os et de cervelle venaient maculer les tireurs" a raconté l'un d'eux. Le sergent Anton Bentheim, dans sa déposition, a précisé que ce n'était pas là un épisode isolé, mais bien la règle à chaque fusillade : "Les exécuteurs étaient horriblement souillés de sang, d'éclats d'os et de cervelle. Ça restait collé aux vêtements." Il y avait là de quoi soulever les tripes du plus endurci des tueurs, et pourtant, ils repartaient à travers le bois pour aller chercher de nouvelles victimes, de nouvelles petites filles, et revenir ensuite avec elles par le même chemin. Pour chaque nouveau groupe de Juifs, il fallait trouver dans le bois un endroit adéquat, non souillé par la tuerie précédente. (...)

Avec ce système de fusillade individualisée, personnalisée, chacun des tireurs tuait en moyenne de cinq à dix Juifs, pour la plupart des gens âgés, des femmes et des enfants. Ainsi la trentaine d'hommes de la section de la 2e compagnie que commandait le lieutenant Kurt Drucker tua-t-elle 200 à 300 Juifs en trois ou quatre heures. Périodiquement, on faisait une pause, pour fumer une cigarette. A la différence de la plupart des autres massacres commis par les Allemands, les hommes du 10 le bataillon n'ont pas obligé les Juifs à se déshabiller ce jour-là, pas plus qu'ils ne les ont dépouillés des objets de valeur qu'ils pouvaient avoir sur eux. Au total, entre les tueries sauvages dans le ghetto et le massacre méthodique dans le bois, ils tuèrent dans la joumée plus de 1 200 Juifs, et peut-être même quelques centaines de plus.